Lu pour vous

A propos des rivalités féminines

   /   0  /    - -

Sujet régulièrement évoqué : pourquoi les femmes, au lieu d’être solidaires dans les difficultés rencontrées en entreprise, se tirent-elles dans les pattes ? Stéréotype ou réalité ? Faisons le point de la documentation en notre possession sur ce sujet.

 Note de Laurence Dejouany

Queen bee syndrom

Rosabeth Moss Kanter aborde ce sujet dans les années 70 aux Etats-Unis, quand elle observait dans une entreprise ce qui se passait pour les femmes en situation de minorité.

Elle explique que ces femmes alibis se trouvaient dans le dilemme de

  • concilier le sentiment de leur différence,
  • avec la nécessité de supprimer ce sentiment chez les « dominants », les hommes.

Comment se faire accepter en effet? Il fallait prouver sa loyauté au groupe dominant, faire acte d’allégeance. Face à ce dilemme, R. Moss Kanter a observé deux types de stratégie :

  • Certaines femmes s’adaptaient très bien. Elles adoptaient le langage et les intérêts des hommes. Elles manifestaient du goût pour la chasse et la pêche et tenaient parfois mieux l’alcool que les hommes. C’est ce qui est encore régulièrement dénoncé à travers cette assertion : « les femmes se masculinisent pour grimper les échelons ».
  • Si les femmes ne voulaient pas s’adapter de cette façon, elle ne pouvait que garder une distance respectueuse avec les dominants, au risque de l’exclusion. Elles devaient donc accepter d’être des exceptions, seules de leur espèce dans le club, et s’opposer à leur groupe d’appartenance. Et tourner le dos à la minorité menaçante, au groupe des « filles ». Ne pas réagir aux commentaires ou plaisanteries sur le manque de compétence des femmes. Il était encore mieux d’y participer soi-même. C’est ce qu’on a appelé le « Queen bee syndrom », le syndrome de la reine des abeilles.

La « rivalité féminine» ou la « masculinisation » des femmes dirigeantes s’expliquerait dans ce cas par la nécessité, quand les femmes ne sont pas plus de 10 à 15% et ne peuvent donc développer une « contre-culture », de se faire accepter par le groupe des hommes.

Le poids de la pipolisation et de l’idéalisation

 Tous les regards étaient tournés vers ces femmes. Ces femmes alibis étaient systématiquement mises en avant, pour ne pas dire exhibées, dans les occasions publiques. Erreurs comme relations personnelles devenaient immédiatement publiques. Elles étaient l’objet des conversations, des cancans. Leur réputation les précédait à chaque changement de fonction.

 Comme elles étaient considérées représentatives du genre féminin tout entier, elles portaient en plus le poids de le représenter dans tout ce qu’elles faisaient. A cela s’ajoutait la pression des femmes des niveaux moins élevés. Elles considéraient en effet que toute réussite ou faux pas de ces femmes alibis auraient des conséquences sur leur carrière à toutes. Chacun de leur geste était chargé d’importance. Même les choix professionnels qu’elles affichaient devaient servir la cause des femmes.

Souvenons-nous que cette étude date des années 70. Si encore bien des femmes dirigeantes en France sont en position de minorité, elles jouent aussi souvent un rôle actif dans les nombreux réseaux de femmes qui se sont constitués depuis 10 ans. Elles prouvent ainsi que le Queen bee syndrom n’est peut-être plus d’actualité. Même si il est toujours de bon ton d’affirmer que l’on n’est pas féministe… ce qui serait sans doute encore perçu comme une agression à l’égard du club des hommes.

Cependant ces femmes sont présentées comme des « rôles modèles ». Le poids de la pipolisation et donc de l’idéalisation pèse toujours sur elles. On leur demande d’être parfaites, puisqu’elles nous représentent. On ne leur pardonne pas le moindre « manque de solidarité »…  quitte à en faire une généralité.

Du côté de la psychanalyse

Oui, mais encore ? La rivalité féminine ça existe, tout le monde en a des exemples !  Marie Lion-Julin aborde aussi cette question des  rivalités féminines dans son ouvrage « Mères : Libérez vos filles ! », Odile Jacob Poches, 2010. Livre qui aurait pu s’intituler « Filles : libérez-vous de vos mères ! » et qui à ce titre devrait être lu par toutes.

Pourquoi les femmes sont-elles jalouses entre elles, demande-t-elle : «  Les femmes qui n’ont pu vivre la compétition avec leur mère, qui ont préféré perdre et ne pas lutter, pour sauvegarder leur relation avec elle, craignent plus tard toute forme de compétition ».

Elle explique aussi que moins la mère était « bonne », plus nous devons préserver le petit bout de relation qui fonctionne. C’est une nécessité vitale et nous pouvons y sacrifier beaucoup de nous-même. Mais une mère « parfaite » ne permet pas non plus de se construire dans une opposition structurante. Perçue comme toute puissante, elle reste effrayante, dangereuse.

Elle poursuit ainsi : « Ayant appris à perdre, elles font tout pour éviter la compétition. Les autres femmes sont souvent perçues comme dangereuses, menaçantes, capables de les replacer en position d’infériorité, ou de les nier totalement. »

Faute d’avoir pu affronter, puis dépasser cette première compétition avec la mère pour l’amour du père, restons-nous figées dans la rivalité avec les femmes? Prisonnières de cette relation (quelque soit la réalité de notre mère, l’inconscient n’en a cure, ni même d’ailleurs que celle-ci ne soit morte depuis des années… ), que fantasmons-nous quand nous nous retrouvons en compétition avec d’autres femmes?

Les apprentissages de l’enfance

Deborah Tannen a montré comment les groupes de jeux sexués dans l’enfance ont construit des apprentissages de socialisation et de communication différents entre filles et garçons.

Quand les garçons jouent à « la bagarre », les petites filles échangent des confidences avec leur meilleure amie. Peut-on dire qu’elles apprennent à se battre avec des mots ? Propos acides, voire fielleux, qui feront ensuite dire : « Ah, les femmes entre elles ! » Pourtant les garçons ne sont pas tendres entre eux, le « déviant » est sauvagement moqué. Qu’il soit roux, qu’il zozote, ait quelques kilos de trop ou prenne des cours de danse.

Mais les garçons apprennent à fonctionner en groupe, sous la direction d’un leader reconnu, ce qui n’est pas le cas des filles, nous dit Deborah Tannen. Ils se sont entraînés à la compétition pour la place de leader. Quand les filles apprennent à tenir compte de la sensibilité de l’autre, à être à son écoute, à ne pas lui faire perdre la face.

 

Les hommes guerroient, les femmes soignent et consolent

Fabienne Brugère dans « Le sexe de la sollicitude » décrit ce destin des femmes marqué par la maternité et le soin des personnes, que l’on désigne bien souvent par le terme anglo-saxon « care ». Ce destin, bien que la situation des femmes ait considérablement évoluée, reste inscrit dans le rôle qui nous est dévolu. La société, et les hommes en particulier, attendent de nous que nous assurions toujours cette part d’humanité. Les hommes guerroient, les femmes soignent et consolent.

Le care a une fonction civilisatrice indéniable. Nous en avons vu aussi le poids sur les femmes et le prix qu’elles paient à ne pas le partager avec les hommes :

  • en termes de culpabilité : est-ce que je donne assez, à ma famille, à mon employeur, à mon manager, à mes collaborateurs ?
  • en termes d’inégalité salariale et de promotion : « Je ne veux pas demander (une augmentation de salaire, une promotion), je veux être reconnue pour mes mérites » disent-elles.

Ce sont les hommes qui affirment « Quand les femmes réussissent, elles sont pires que les hommes ! » Est-ce possible ? Ou bien est-ce « pire » venant d’une femme ? Parce qu’on attend d’une femme cette part constante de sollicitude. Et les femmes aussi attendent cela des femmes qui réussissent, renforçant ce poids d’idéalisation que nous avons vu dans la pipolisation évoquée par R. Moss Kanter.

 

Des malentendus

 « Comment être boss… sans être garce ? » est le titre du livre écrit en 2006 par Caitlin Friedman et Kimberly Yorio, édité en France en 2007 par Marabout.  Car effectivement c’est une question que bien des femmes se posent. « Vous allez recruter, renvoyer, évaluer et promouvoir » expliquent-elles. Et la difficulté est de continuer à fonctionner selon nos apprentissages de petite fille sympa : « Tout d’abord, souvenez-vous que vous n’êtes plus au lycée, où l’enjeu était d’avoir le plus de copines possibles. Il ne s’agit pas d’être aimée à tout prix, même si un bon relationnel est extrêmement important ».

 « Rare sont les femmes qui réussissent à être amicales mais professionnelles » disent-elles. Le piège est là, dans la distance que nous devons trouver avec nos collaborateurs, sans « paraître froide », autre reproche fréquent. « (…) il faut maintenir une certaine distance, ce qui n’est pas facile au début ». «Si vous avez instauré trop de familiarité dans une relation qui aurait dû être strictement professionnelle et si vous devez vous séparer d’une collaboratrice une fois que les choses tournent mal, vous serez aussitôt cataloguée comme garce ». Et l’on dira encore « Ah, les femmes entre elles… », mettant cela sur le compte des rivalités féminines qui pourrissent tout, c’est bien connu !

 

Apprendre à se battre ?

 Dans les ABCD de l’égalité, Nicole Abar reprend son programme d’initiation à la mixité par le sport, qu’elle nous avait présenté. Elle nous avait raconté à cette occasion comment les gestes des filles dans le sport sont réduits, étriqués, dès l’âge de 3 ans. Elles n’osent pas occuper l’espace. Dans un groupe mixte, elles restent derrière les garçons. Pourtant à cet âge-là, les différences anatomiques entre filles et garçons ne peuvent justifier des écarts de performance.

On constate aussi que les filles se tournent plus volontiers vers des sports de défense que d’attaque. Même dans le sport, nous restons dans les normes qui nous sont assignées, celles de gentilles filles. Est-ce qu’à travers ces programmes d’initiation à la mixité par le sport les filles apprendront à se battre en équipe, selon des modalités acceptables par tous ? Ou trouvera-t-on encore qu’on les « masculinise » ?

 Faire carrière dans le monde de l’entreprise passe par la compétition. C’est la règle du jeu, il y a plus de postulants que de postes de responsabilité. Le conflit fait aussi partie de la vie et de relations qui ne sont pas factices. Pouvons-nous l’accepter sans nous en culpabiliser?

Alors, cette question de la rivalité entre femmes, qu’en penser ?

  • Comment avons-nous pu aborder, vivre et dépasser la compétition avec notre mère ? Nous sentons-nous menacée dès qu’une femme nous parait « plus… » que nous ? Ce qui nous ferait vivre bien des situations comme des rivalités, les provoquant ainsi parfois.
  • Mais avons-nous appris à nous battre ? A accepter le conflit ? A demander pour faire valoir nos droits? Ou trouvons-nous cela choquant de la part d’une femme ?
  • Ne sommes-nous pas trop exigeantes sur l’exemplarité des femmes ? Les femmes rôles modèles se doivent d’être modèles, c’est-à-dire parfaites… Tout faux pas de leur part sera mis au compte du genre féminin : « Les femmes sont… ». Pourrions-nous dire stop à l’idéalisation?