Lu pour vous

Deborah Tannen, The power of talk ou L’art de la conversation

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Deborah Tannen, qui est professeur de linguistique à l’Université de Georgetown de Washington D.C., fait des recherches sur l’influence du style linguistique dans les échanges et relations humaines. Et depuis le début des années 90 elle s’est plus particulièrement intéressée aux échanges à l’intérieur de la sphère de travail et à la façon dont ils sont affectés par les apprentissages réalisés dans l’enfance.

  Synthèse de «The power of talk », Deborah Tannen, Harvard Business Review, sept-oct 1995, L.Dejouany

 

Apprendre à être « naturel »

Dans toutes les communautés que les linguistes ont étudiées il est apparu que les modèles de style de communication étaient relativement différents entre les hommes et les femmes. Ce qui est « naturel » pour la plupart des hommes est dans un certain nombre de cas différents de ce qui est « naturel » pour la plupart des femmes. Cela tient au fait que nous apprenons les modalités de la communication pendant l’enfance en jouant dans des groupes du même âge, et que les enfants ont tendance à jouer dans des groupes sexués.

Une conversation se construit à partir des tours de parole : une personne parle, puis une autre répond. Ce système d’apparence naturelle et simple est en fait le résultat d’une négociation subtile et de signaux entre personnes qui vous permettent de savoir quand l’autre a fini et quand votre tour arrive. Des facteurs culturels liés au pays ou à la région d’origine, comme à l’appartenance ethnique, définissent le temps de pause souhaitable, qui paraît naturel. Ces toutes petites différences, car dans ce cas il peut s’agir de secondes, ont un effet étonnant sur qui on va écouter et les jugements qui vont être portés sur les compétences et les caractéristiques psychologiques d’une personne.

Les recherches américaines de sociologues, d’anthropologues et psychologues sur les jeux des enfants ont montré que les groupes de filles et de garçons se structuraient selon des modalités différentes. Les apprentissages réalisés à cette occasion déterminaient les modalités de communication, qui devenaient ensuite largement constitutives d’un sexe ou de l’autre. Ainsi dans le jeu les filles apprennent des rituels qui mettent l’accent sur la dimension de la relation, alors que les garçons apprennent des rituels qui mettent l’accent sur la dimension du statut.

 

Ne surtout pas se donner l’air de…

Les filles ont tendance à jouer avec une seule grande amie ou en petit groupe et passent beaucoup de temps à parler. Elles se servent du langage pour négocier la distance ou la proximité avec l’autre, par exemple la meilleure amie à laquelle elles vont confier leurs secrets. Les filles apprennent à minimiser les signes qui manifestent la supériorité de l’une sur les autres et au contraire à insister sur les signes d’égalité entre elles. La plupart des filles apprennent ainsi dans l’enfance que paraître trop sure de soi les rendra impopulaires dans un groupe de filles, bien que personne ne soit dupe de leur modestie affichée. Si une fille veut manifester sa supériorité, elle sera critiquée par les autres qui diront « qu’elle ne se prend pas pour n’importe qui ». De même si une fille tend à dire aux autres ce qu’elle doit faire, elle sera accusée de jouer « les cheftaines ». Les filles apprennent ainsi à tenir compte des besoins des autres et en particulier à ne pas leur faire perdre la face.

Les garçons s’organisent très différemment. Ils jouent généralement dans des groupes plus larges, mais dans lesquels tout le monde n’est pas traité de manière égalitaire. Ils vont attendre des garçons qui ont un statut élevé dans le groupe qu’ils le mettent en valeur plutôt qu’ils ne le minimisent et il y aura un ou plusieurs garçons considérés comme leaders du groupe. Les garçons ne reprocheront pas à un autre de jouer au chef, parce qu’ils attendent du leader qu’il dise aux autres ce qu’ils doivent faire. Les garçons se servent du langage pour négocier leur statut dans le groupe en faisant étalage de leurs performances et de leurs connaissances et en défiant les autres sur ce terrain. Donner des ordres est une façon d’obtenir et ensuite de garder un statut élevé dans le groupe. Une autre modalité pour y parvenir est de raconter des histoires et faire des plaisanteries.

Filles et garçons ne grandissent pas

dans le même monde

Cela ne veut pas dire que toutes les filles ou tous les garçons grandissent comme cela. Il y a toujours des composantes individuelles qui vont moduler ces apprentissages. Les enfants peuvent aussi se sentir plus ou moins à l’aise avec ces normes ou ne pas réussir à les intégrer. Mais pour la plupart cela se passe comme ça. En ce sens filles et garçons ne grandissent pas dans le même monde. Et le résultat à l’âge adulte est que les hommes et les femmes tendent à avoir des façons différentes de dire les choses et qu’une conversation entre eux est proche d’une communication multiculturelle.

Les difficultés commencent quand nous comprenons ce que les autres disent à la lumière de nos propres apprentissages, sans tenir compte des distorsions possibles des apprentissages des autres. Nous pensons que notre façon de parler reflète ce que nous sommes et ce que nous voulons être. Or le langage est un comportement socialement appris. Mais nous n’en avons pas conscience, nous pensons que notre manière de dire les choses est naturelle et que c’est la nature de l’homme ou de la femme d’être ainsi.

 

Mais ils travaillent parfois ensembles

Bien sur cela affecte la sphère de travail. Deborah Tannen constate que ces apprentissages ont des répercussions sur les jugements de compétence, de confiance en soi qui sont portés sur les personnes, ainsi que sur qui sera écouté, obtiendra du crédit et ce qui sera réalisé. En effet, les signaux que nous apprenons par la culture ne nous servent pas seulement à nous exprimer, mais aussi à interpréter ce que les autres disent et à les évaluer les uns par rapport aux autres. Ces signaux linguistiques incluent :

  • la directivité ou non,
  • le rythme et les temps de pause,
  • le choix des mots
  • et l’usage d’éléments comme les plaisanteries, les figures de style, les histoires,
  • les questions et les excuses.

Les conséquences sont que

  • Les femmes vont dire « nous »,
  • là où les hommes diront « je ».
  • De même, elles modèreront l’expression de leur confiance en elles pour ne surtout pas paraître vantardes.
  • Elles n’hésiteront donc pas à poser des questions quand elles ne comprennent pas, au risque de paraître moins compétentes que les hommes.

Dans les rituels de conversation qu’elles ont appris, les femmes utiliseront beaucoup plus fréquemment que les hommes des formules d’excuse telles que « Je suis désolée ». Echanger des compliments fait aussi partie des rituels féminins. C’est une façon de créer le dialogue, en minimisant ses propres qualités sur un mode qui implique que l’autre en reconnaîtra le caractère conventionnel et saura renvoyer l’ascenseur.

Les hommes cacheront soigneusement leurs doutes. Ils considèrent que c’est se mettre dans une position de faiblesse et seront toujours attentifs à ne pas se mettre en situation d’infériorité. Et à partir de ces apprentissages sociaux réalisés pendant les jeux de l’enfance,

  • les hommes vont être sensibles dans les interactions à créer une dynamique du pouvoir,
  • quand les femmes vont être attentives à la dynamique de la relation.
  • Les hommes parleront de façon à permettre une différenciation entre qui est dominant et qui est dominé,

tandis que les femmes feront attention à permettre à l’autre de sauver la face et de ne pas se sentir dominé.

 

Connaître les règles du jeu

Tous ces rituels sont efficaces tant qu’ils sont partagés par tous. Mais cela peut sérieusement se compliquer dans la sphère de travail. Un style peut prédominer sur l’autre et mettre en position désavantageuse face à une évaluation. En effet, les règles du jeu ne sont plus tout à fait celles de l’enfance. Or, ces rituels sont associés pour les uns et les autres à des qualités morales qui sont valorisées. Celles d’une femme à l’écoute ou celles d’un chef. On va continuer à répéter ces rituels, même s’ils ne sont plus pertinents.

  • Les femmes vont valoriser de ne pas crier sur tous les toits ce qu’elles ont fait, même si cela peut affecter le crédit qui leur est accordé. Elles ne souhaiteront pas adopter ce modèle.
  • Elles trouveront très pénibles les affrontements rituels des hommes qu’elles prennent au pied de la lettre. Et elles ne parviendront pas à se faire entendre dans les situations où les hommes mettent en place ce rituel.
  • Les hommes déclareront que si les femmes ne percent pas c’est qu’elles ne sont pas du tout attirées par le pouvoir et ne savent pas exercer une autorité.
  • Inversement, une femme à l’aise avec les rituels masculins sera facilement perçue comme trop agressive.

Ou en créer de nouvelles ?

Pour sa part, Deborah Tannen prône les vertus d’un apprentissage multiculturel, qui seul permettra aux managers de décoder ces interactions. D’autres parlent de bilinguisme à propos des femmes qui veulent trouver leur place dans un monde du travail dominé par le modèle masculin. Certaines entreprises mettent des moyens à la disposition des femmes pour leur apprendre à décoder ces règles et à en jouer.