Mon salaire, parce que je le vaux bien !

C’est un sujet encore tabou qu’a abordé le premier atelier de la journée. Il est l’aboutissement d’un travail entamé il y a plusieurs années, révélant que les femmes, contrairement aux hommes, répugnaient à demander des augmentations de salaire.


Ces dernières années, les travaux du Cercle InterElles ont mis en évidence les stéréotypes de genre auxquels se heurtent les femmes dans leur carrière et qui expliquent, en partie, « l’existence du plafond de verre », comme l’a rappelé Catherine Ladousse. Les-dits stéréotypes sont connus : les femmes ne sont pas ambitieuses, elles n’aiment pas le pouvoir, elles ne se rendent pas visibles, elles ne sont pas disponibles… Jamais, pourtant, n’avaient été scrutés les obstacles psychologiques auxquels elles sont confrontées quand il s’agit de leur rémunération et qui expliquent en partie les écarts de salaire observés entre les deux sexes. Des rapports complexes Le petit sondage effectué auprès de l’auditoire, en ouverture de ce premier atelier co-animé par Laurence Thomazeau (Air Liquide) et la psychologue Laurence Dejouany, avait pourtant envoyé quelques signes encourageants. À la question : « Votre salaire est-il un sujet tabou ? », la salle, très majoritairement féminine, a en effet répondu « Non» à 56 %. « Tant mieux !, s’est félicitée Laurence Thomazeau.

Delize - parce que je lenovo bien

Il est vrai que nos entreprises se soucient des lois sur l’égalité salariale et surveillent de près les écarts de rémunération entre hommes et femmes. Cependant, en dépit de la législation, ces écarts subsistent et sont estimés, à position égale, autour de 20 à 25 %. Cela dit, au-delà des chiffres, ce sont les rapports des femmes à l’argent, très complexes, qui sont en jeu. À les écouter, l’argent résonne avec mérite, valeur, estime de soi, mais aussi avec honte, malaise, peur de l’avenir. »

-20 à -25 %, c’est l’écart de salaire estimé, à position égale.

C’était justement l’objectif du groupe de travail qui s’est réuni pendant un an sur le sujet : interpeller les femmes sur leurs attitudes, leur faire prendre conscience des stéréotypes dans lesquels elles se piègent elles-mêmes, puis leur présenter les moyens à leur disposition, ainsi que le mode d’emploi d’une négociation salariale réussie. Pour lever le tabou et, surtout, en comprendre les racines, l’atelier a donc fait le choix délibéré d’aborder le sujet sous deux angles : celui de l’expérience de vie d’abord car, « en touchant à l’émotion, on déclenche à la fois une bombe et l’envie d’agir », comme l’a relevé Laurence Thomazeau ; celui de la réalité de l’entreprise, ensuite.

« Les femmes sont plus riches en termes d’identité. Mais ça leur coûte cher ! »
François de Singly, sociologue

Un imaginaire social À l’échelle de la société, il faut bien convenir que l’histoire n’a pas toujours été du côté des femmes, comme l’a fort opportunément rappelé Laurence Dejouany, auteure de « Les femmes au piège de la négociation salariale – Ou comment demander de l’argent à son patron sans le fâcher.. ». « Les premières négociations syndicales les concernant ont été conduites après la Première Guerre mondiale par les hommes qui ont minoré leurs besoins sous couvert d’une fiction : une femme vit sous la protection financière de son mari, a-t-elle commenté. De là est née la notion de salaire féminin, synonyme de “salaire d’appoint”, qui a perduré pendant longtemps… » Un siècle plus tard, un autre constat s’impose : alors que les hommes revendiquent facilement rechercher le pouvoir et l’argent, un imaginaire social persiste, faisant toujours d’elles des femmes dévouées… et forcément désintéressées. « La richesse intérieure et l’égalité salariale ne s’opposent pourtant pas », a souligné la psychologue, avant de conseiller : « Avant d’aller négocier, posons-nous la question des valeurs que nous portons, de nos projets professionnels, de nos projets de vie. Car la réalisation de soi-même passe aussi par l’argent.»

L’aspiration des femmes, née dans les années 1970, “Je veux travailler pour me réaliser”, n’aboutira pas tant que nous ne l’associerons pas à la rémunération. »
Laurence Dejouany

Poursuivant sur un terrain plus pratique, l’atelier a présenté, via deux de ses porte-parole – François Roger (GE) et Marianne Poyer (EDF) –, une “boîte à outils” qu’il a précisément conçue pour aider les femmes à “oser négocier une augmentation de salaire”. Cette boîte à outils va s’enrichir au fil des mois et repose sur deux postulats de départ : “oser” initier la démarche et faire preuve de détermination. Car ce type de négociation n’aboutit jamais en une fois.

Delize - remonter les salaires


François de Singly, sociologue, auteur des deux ouvrages : Fortune et infortune de la femme mariée, ainsi que Séparée – Vivre l’expérience de la rupture, a apporté sa contribution au débat.


Depuis longtemps les femmes défendent la gratuité. Déjà au XIIe siècle, un certain nombre de femmes mariées à des seigneurs ont demandé à être aimées indépendamment de leur valeur sociale. Elles ont revendiqué une autre dimension qui leur paraissait plus importante, celle de la valeur personnelle. Mariées à des hommes riches, elles voulaient être aimées par des hommes inférieurs socialement, mais artistes, les troubadours. En tant qu’artistes, ils pouvaient voir en elles une dimension cachée, celle de la valeur personnelle, « ce qui est au-delà ». Aujourd’hui, par exemple, ce serait ce qui est au-delà du salaire. Historiquement, les femmes ont ainsi inventé la notion d’intériorité. Mais à la fin du XIXe siècle, et sous la pression des femmes, l’amour est rentré dans le mariage. On a commencé à mélanger la sphère de la valeur personnelle avec celle de la valeur reconnue socialement. Et cette confusion se poursuit aujourd’hui dans l’entreprise, quand un manager dit « Je veux que vous vous impliquiez personnellement ». Quelle est alors la rémunération de cette implication personnelle ? La rémunération monétaire est un support pour être soi-même, à travers une existence autonome. Mais elle ne peut pas définir la valeur personnelle. L’histoire des femmes est compliquée. C’est une histoire de la domination, mais dans cette domination il y a eu des valeurs spécifiquement féminines, positives, qu’il ne faut pas rejeter. Les hommes qui ne se posent pas, comme les femmes, la question de l’identité personnelle ont bien souvent une identité tronquée, limitée à leur valeur sur le marché. Dans Une chambre à soi, Virginia Woolf revendique le droit à avoir une pièce fermée, comme les hommes. Elle veut pouvoir écrire sans être dérangée par les membres de sa famille. Donc, elle ne demande pas pour faire comme les hommes, mais pour s’exprimer par elle-même. Cet ouvrage est symbolique parce qu’il consacre un principe : « Il faut toujours une finalité. Il faut un salaire “pour” avoir les moyens de vivre ce que je pense être ma vie. Il faut toujours dire “pour”. Les femmes sont plus exigeantes. Elles demandent une finalité, sinon ce serait le salaire comme estimation de la valeur personnelle. »

Delize - quand je serai grande je serai un mec


Ce sont les trois recommandations du groupe de travail pour que les femmes osent négocier une augmentation de salaire… qui n’est pas qu’une affaire d’hommes.
Retrouvez les fiches pratiques détaillées « Préparer sa négociation salariale » dans La boîte à outils


La négociation salariale ne s’improvise pas. Sur un ton aussi pédagogique qu’humoristique, le groupe de travail de ce premier atelier est venu présenter une “boîte à outils” conçue à partir de la réalité de l’entreprise et rythmée en trois temps. Le premier – (Res)source-toi ! – repose sur un triple postulat : il faut s’informer, se benchmarker, connaître ses possibilités. Et en premier lieu savoir se situer par rapport à ses collègues. « Pour cela, il faut évidemment connaître exactement son salaire, primes et avantages en nature inclus », a indiqué François Roger (GE), l’un des membres du groupe de travail, avant d’ajouter : « Savoir d’où je pars pour savoir où je vais : c’est capital, mais c’est souvent un désavantage pour les femmes ». Il faut aussi comprendre les lois et les règles de l’entreprise, en connaître la politique de rémunération et le calendrier. « À ce sujet, le responsable RH est l’interlocuteur clé, car c’est souvent avec lui que démarrent les négociations », a souligné pour sa part Marianne Poyer (EDF). Une demande légitime Le deuxième temps – Entraîne-toi ! – consiste à préparer le terrain, les arguments, le timing. Avec à la base, une question majeure à se poser : pourquoi demander une augmentation ? « Parce que je travaille, que j’ai une valeur sur le marché, une valeur par rapport à mes collègues. Bref, parce que je le vaux bien ! a répondu Manon Carado (Areva). Ce n’est pas un caprice : c’est le résultat de l’évolution de ma performance et de mes aspirations. » « Une telle demande est légitime, a poursuivi sa consoeur Jessica Walker. Assumez et décomplexez-vous, préparez les objections et les alternatives. Et si la réponse est encore non, ce n’est pas du temps perdu : vous aurez posé les jalons pour la prochaine négociation… » Sur le dernier temps, enfin – Exprime-toi ! –, Manon Batiat et Isabella Bourillon, toutes deux d’Air Liquide, sont revenues sur la bonne attitude, le bon registre, le bon ton. « Partez du principe que l’issue de l’entretien sera bonne, ont-elles conseillé. Soyez sans affect, sans agressivité. Adoptez une posture déterminée… et ne renoncez pas à votre féminité ! »

Contrairement aux hommes, qui n’ont aucune inhibition à ce sujet, l’argent et le salaire n’entrent pas dans les valeurs des femmes, comme en attestent ces témoignages recueillis auprès de celles qui ont participé à ce groupe de travail.

Delize - objectifs, elle se prend pour un mec ou quoi

« Je suis informée. Je fais valoir mes résultats, mes objectifs, ma performance, mes contributions qualitatives à l’entreprise. Je le vaux bien ! » Manon Carado (Areva)

« Je surmonte ma gêne, j’accepte les tensions, je ne me laisse pas enfermer dans un registre “convivial”, je ne perds pas de vue l’objectif et les leviers de la négociation. » Manon Batiat et Isabella Bourillon (Air liquide)

« J’ose demander à mes collègues combien ils gagnent. J’ose prendre le temps de me renseigner. Je connais la politique de rémunération de l’entreprise et son calendrier. » François Roger (GE) et Marianne Poyer (EDF)

« C’est la crise ? Préparons sa sortie. Je suis déjà mieux payée qu’Untel ? Les collègues ne sont pas le seul angle d’analyse. La moyenne est à 3 % ? Mes performances sont supérieures. » Jessica Walker (Areva)

« Quand les femmes demandent de l’argent, elles sont vénales. Si elles ne le font pas, elles sont bêtes. »

« Je fais du commercial, je suis à l’aise avec l’argent. Mais, pour l’entreprise, je me bats becs et ongles, pas pour moi ! Je viens de changer de job et je me dis : si je demande trop, on ne va pas me prendre ! »

« Je me pose beaucoup de questions. Est-ce que c’est tabou ou non ? Est-ce que les autres femmes aussi ont envie d’être les égales des hommes sur ce sujet ? »

« J’aime l’argent, j’ai beaucoup de mal à le dire parce qu’on pense : “Elle est vénale.” C’est quoi être vénale ? Pourquoi y a-t-il ce stéréotype ? Quand je demande de l’argent à mon manager, j’essaie de ne pas rougir, mais il rougit encore plus que moi. »

« Je me suis demandée : pourquoi les femmes autour de moi ressemblent-elles à des hommes ? Il faudrait devenir schizophrène dans la négociation : comment quitter mon identité de femme pour devenir une professionnelle à ce moment-là ? »



Regardez la vidéo « Le fil de soi » avec François de Singly, sociologue et auteur de Fortune et infortune de la femme mariée, et de Séparée – Vivre l’expérience de la rupture. Il raconte ces échanges de capitaux, cachés derrière les sentiments amoureux, qui s’opèrent au sein d’un couple : Je te donne, tu me donnes, tu donnes aux enfants. Et qu’est-ce que tu perds ?