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Les pères qui gagnent : Descendance et réussite professionnelle chez les ingénieurs- Catherine Marry et Charles Gadéa

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Il y a une vertu (de vir : homme), nous dit la tradition latine, propre à l’homme. Mais elle représente aussi bien un piège qu’un privilège, leur interdisant la possibilité d’être simplement ce qu’ils sont, hommes, pour leur imposer de paraître en toutes circonstances virils, sous peine de perdre la face. Il est donc important de distinguer la masculinité et la virilité – Catherine Marry et Charles Gadéa, in Revue Travail, Genre et Sociétés, 3/2000

Si les études actuelles cherchent à tirer les femmes de l’invisibilité et du silence, le monde privé des hommes et les interactions entre leur vie familiale et leur vie professionnelle restent largement dans l’ombre. Nous proposons ici de lever un peu ce voile à propos d’un groupe professionnel massivement composé d’hommes, celui des ingénieurs diplômés.

Nous avons observé et tenté d’interpréter la relation linéaire et positive entre la réussite professionnelle des ingénieurs masculins (salaires et positions hiérarchiques élevés) et la taille de leur descendance, qui dessine un escalier dont la première marche est occupée par les célibataires sans enfant, la plus haute par les pères de quatre enfants et plus (à âge contrôlé). Ce constat demeure plus énigmatique que son pendant inversé : celui de l’effet négatif du mariage et des maternités sur les carrières féminines.

Doit-on attribuer la bonne fortune des maris et des pères les plus féconds (et l’infortune des célibataires) à la présence d’une épouse bien dotée qui a placé ses ressources scolaires, économiques, relationnelles au service prioritaire de la réussite de son mari et de ses enfants, la contrepartie des investissements familiaux de la femme étant, pour le mari et le chef de famille, la contrainte (et les gratifications) d’un fort investissement professionnel ? Ou peut-on voir, dans une version plus critique, cette réussite professionnelle des pères comme une sorte de sanction de leur conformité aux représentations dominantes de la virilité, à la fois sur le plan familial et professionnel ?

Quelques sociologues ont ouvert une voie sur cette face cachée des rapports entre famille et travail. Anne-Marie Devreux et Michèle Ferrand ont ainsi montré que l’avantage procuré par le statut d’époux et de père dans la carrière semble proportionnel au handicap procuré par celui d’épouse et de mère. Dans une enquête auprès de pères de professions et d’origine sociale variées, elles ont montré que la carrière des maris et des pères serait d’autant mieux assurée que celle de leur épouse et mère de leurs enfants serait minorée.

Les pères qui ont le plus témoigné de « l’évidence » de leur paternité – ils n’ont pas imaginé ne pas avoir d’enfants- affirment tout aussi clairement l’évidence d’une division stricte des rôles dans leur couple : à eux la responsabilité financière du ménage et donc la nécessité d’une carrière bien assurée, à elles la responsabilité du bien-être quotidien du foyer.

Les pères qui se déclarent plus ambivalents vis-à-vis de leur paternité (certains ne l’ayant pas désirée) sont ceux qui l’assument mieux au quotidien, par un partage plus important des tâches avec leur épouse, lié à leur soutien de son activité professionnelle. Leurs trajectoires professionnelles s’avèrent plus discontinues, plus précaires que celles des premiers.

Boele Berner a montré comment l’identité professionnelle des ingénieurs suédois s’est construite, historiquement, à travers une socialisation scolaire, familiale, amicale, professionnelle qui exclut les femmes. On retrouve dans la situation française nombre des traits qu’elle décrit pour la Suède. Pourtant ce monde et ses caractéristiques masculines se sont sans doute beaucoup transformés depuis trente ans, offrant une place, même limitée, aux femmes. Ces femmes modifient en retour la place des hommes d’autant plus activement qu’elles s’allient à eux dans la sphère intime : 90% d’entre elles ont épousé un ingénieur ou un cadre diplômé d’une école.


Mais la tendance d’un accès préférentiel des pères de familles nombreuses aux postes de direction et d’une exclusion relative des célibataires masculins et des femmes invite à se poser cette question des liens entre fécondité, virilité et réussite professionnelle.

Un des schèmes majeurs par lequel se trouvent imbriqués les notions de virilité et de réussite est celui de la verticalité, ou plus exactement de la hauteur, dimension distinctive de la hiérarchie et de l’élite, cela dans les deux sens. Négativement : ne pas s’élever c’est se condamner à l’infériorisation, et celle-ci rime avec féminité. Positivement : les mêmes vertus (audace, esprit de décision, sens du commandement, rationalité et contrôle de soi, etc.) mènent aussi bien au panthéon des cadres (meneurs d’hommes) qu’à celui des héros virils.

Mais faut-il être père, et même plusieurs fois, pour être viril ? Les travaux sur l’insémination artificielle et la stérilité masculine mentionnent régulièrement la connexion reliant les représentations de la stérilité avec l’impuissance et le défaut de virilité. Une autre angoisse que conjure la paternité est celle de l’homosexualité : se marier et faire des enfants constitue un moyen classique d’écarter les soupçons.

Il semble d’ailleurs que le souci de la reproduction et de la transmission du patrimoine, qui mesure la virilité de l’homme à la manière dont il s’acquitte de cette obligation de paternité, ait véritablement hanté la bourgeoisie du XIXe siècle, y compris les intellectuels de gauche comme Emile Zola.

La bourgeoisie contemporaine ne s’en démarque pas tant. Dans son étude de la bonne société lyonnaise, Yves Grafmeyer (1992) est frappé par la fécondité exceptionnelle de ces familles, qui multiplient ainsi leurs chances de conservation de leur position. Il souligne aussi tout le travail de transmission de la mémoire familiale et du nom dans cette stratégie de fécondité.

La responsabilité d’enfants à nourrir agirait comme un stimulant du zèle professionnel, c’est le modèle du « breadwinner». Le père ne travaille pas pour lui ni pour son employeur mais pour sa famille, et la principale façon de s’acquitter de ses obligations familiales est de réaliser de manière satisfaisante son travail. En complément de ces ressorts intérieurs, on peut aussi faire état des préférences des employeurs et des recruteurs pour les salariés ayant des enfants, réputés plus « stables », plus « responsables » que ceux qui n’en ont pas, au nom de ces critères comportementaux si prégnants dans le recrutement des cadres.

Il ne manque plus qu’à mieux préciser le rôle d’un personnage capital pour compléter le tableau : la femme, épouse, compagne, mère. Les femmes ont-elles un penchant pour les hommes virils ? Le succès va au succès. La fécondité paternelle s’inscrirait dans cette même logique. Les femmes font des enfants avec les hommes les plus aptes à assurer la position sociale du ménage et elles agissent de manière à assurer leur réussite. Les hommes recevant de cet autrui hautement significatif de tels signes de reconnaissance se sentent encouragés et développent une identité volontariste et optimiste, qui rencontre l’approbation de leurs employeurs.

C’est donc un modèle familial très traditionnel qui semble se dessiner. Quelques indices cependant modulent cette interprétation. La population des ingénieurs et cadres fait partie des groupes sociaux qui, en étant les plus diplômés, sont aussi les moins fortement attachés aux stéréotypes virils. De plus, l’hypothèse de la virilité entre en concurrence, ou tout au moins en combinaison, avec le poids de l’héritage social. On sait que les familles bourgeoises ont beaucoup d’enfants. En outre, les croyances religieuses sont susceptibles d’intervenir fortement dans les attitudes envers la procréation. En effet, nombre de diplômés de grandes écoles rencontrés en entretien déclarent être issus de familles « bourgeoises, catholiques, traditionnelles ». Une enquête réalisée sur le Mouvement des Cadres Chrétiens souligne le lien entre foi religieuse et fécondité. Ces cadres catholiques sont nettement plus prolifiques, dans leur grande majorité, que l’ensemble des ingénieurs.

A un moindre niveau de force explicative, une part des écarts de salaires pourrait être attribuée aux conventions collectives encore présentes dans les secteurs industriels anciens et masculins, qui prévoient des primes substantielles en fonction du nombre d’enfants.

D’autres enquêtes menées à d’autres dates (1987, 1990, 1996 par le CNISF) confirment ces résultats surprenants : tous les indicateurs de réussite professionnels convergent pour souligner l’insuccès des célibataires et la fortune des mariés et surtout des pères féconds. Le mariage améliore la position des ingénieurs masculins, même en l’absence d’enfants. Cet avantage est conforté enfant après enfant. Plus ils ont charge d’âmes, plus ils occupent des positions d’encadrement, travaillent « sans compter leur temps » et perçoivent de gratifications monétaires et symboliques.

Une enquête réalisée sur les polytechniciens (1995, 1999) confirme tout à fait, mais seulement pour les hommes, ces lignes générales. En effet, pour les femmes l’inversion de l’escalier est moins flagrante que pour les autres catégories de femmes ingénieurs. La valeur de leur titre semble les protéger des avatars de la double vie : la majorité d’entre elles mène le double projet de carrière et de descendance nombreuse. Temps de travail, responsabilités, salaires, mobilité géographique des polytechniciennes sont peu sensibles au nombre d’enfants, voire croissent dans le même sens pour celles qui ont investi dans la carrière et ne travaillent pas à temps partiel.

Cette enquête apporte des informations qui vérifient la thèse du « breadwinner », épaulé par une épouse très dotée qui consacre l’essentiel de ses ressources à sa famille :
• Ils se sont plus mobilisés que les autres pendant leurs études à l’X, améliorant leur rang de sortie par rapport à leur rang d’entrée.
• Ils se sont mariés et ont eu leurs enfants plus tôt que les autres.
• Leurs épouses sont le plus souvent inactives ou enseignantes (professeurs de lycée surtout) en dépit de diplômes plus élevés encore que ceux des conjointes des X moins féconds.

Loin d’avoir disparu ce modèle semblerait se perpétuer chez les plus jeunes : on retrouve la même relation entre accès à des postes de direction et paternités précoces et répétées chez les jeunes ingénieurs de 25 à 34 ans. On peut s’inquiéter de ce maintien d’un recrutement dans les positions de pouvoir d’ingénieurs qui réaliseraient le mieux le modèle de carrière le plus hostile à l’émancipation professionnelle des femmes.

Mais d’autres éléments plaident pour une appréciation plus nuancée et positive. Ce modèle n’est pas le seul présent parmi les pères de famille nombreuse. Il est en outre moins répandu dans la majorité des couples qui limitent leur descendance à deux ou trois enfants, ce qui est plus compatible avec la vie de famille et la poursuite d’une double carrière. Enfin la part des couples très homogames (deux ingénieurs ou cadres à temps plein) croît au fil des générations. Et ces couples, surtout quand la femme est polytechnicienne, sont plus égalitaires, au moins en termes d’intensité des investissements professionnels.