La mixité: pourquoi résister?

 

Groupe de travail animé par Laurence Thomazeau avec Dana Allen, Laurence Dejouany, Anne-Marie Jonquière et Elisabeth Vuillaume.


Petites phrases assassines entendues ici et là
– « Je ne souhaite pas que tu présentes le projet toi-même. Il vaut mieux un homme : ça donnera plus confiance!

– Et Héléna ? Ben oui, blonde et allemande… ça aide!

– Dans une réunion d’ailleurs, j’évite d’engager le débat avec une femme. Etre à cours d’argument avec une femme, c’est très humiliant!

– Les quotas ! Mais c’est même dégradant pour elles ! Maintenant, la barbe, on en a assez fait pour elles!

– L’équipe tourne bien aujourd’hui. Si je recrute une femme, ça risque de les perturber.

– Une nana à ce poste ! Mais vous n’y pensez pas ! Elle a 3 enfants… c’est compatible avec cette position? Et comment va-t-elle y arriver avec deux enfants de moins de 5 ans? »

deliz_Page_54_Image_0001

De nouvelles résistances de la part des hommes face à la mixité ont été mises en évidence en 2012. Une étude de l’ORSE[1] nous a alertées et engagées dans ce travail.

Comme l’a rappelé Laurence Thomazeau dans l’introduction, la bonne nouvelle c’est que qui dit résistance, dit « mouvement » (sans résistance, pas de mouvement, c’est physique !!!)… les choses avancent clairement ! Mais cela s’accompagnerait d’un durcissement de la compétition et d’une peur liée à la différence.

Et puis, la diversité c’est difficile, cela demande du temps, de l’humilité, de l’énergie… avant de générer de la performance.

Alors, pourquoi remettre en question un modèle de management qui fonctionne?

Pourquoi se mettre cette contrainte supplémentaire, surtout en période de crise où l’on a besoin de se rassurer ? Des réactions finalement très humaines.

Mais sont-elles vraiment nouvelles ?

La cité des dames et le club des hommes nous racontera que cette histoire n’est pas si nouvelle…

La mixité, enjeu de liberté pour les hommes aussi?

Nous donnerons la parole à des hommes d’aujourd’hui, Didier Duffaut, François Fatoux, Olivier Frachon et Alexandre Jost, accompagnés de Viviane de Beaufort et Karine Perrier, tous engagés dans la mixité qui nous diront:

  1. Quelles sont les résistances rencontrées et comment les comprendre?
  2. Comment promouvoir la mixité, réduire ces résistances et créer un déclic chez les hommes?

[1] «Le poids des normes dites masculines sur la vie professionnelle et personnelle d’hommes du monde de l’entreprise », Rapport de Sylviane Giampino et Brigitte Grésy- Mai 2012-08-13 – Observatoire de la Responsabilité Sociétale des Entreprises

L’histoire nous montre que ces réactions négatives des hommes face à la promotion des femmes ont existé de tout temps

Présentation faite par Laurence Dejouany

En 1405 Christine de Pisan, poète et historienne, écrivit « La Cité des Dames« [1].

Elle s’interrogeait : pourquoi les hommes disent-ils et écrivent-ils tant de mal des femmes ? Devant ces attaques, elle se proposait de construire une forteresse : « La cité des dames». Elle convoquerait toutes les femmes remarquables de l’histoire, ce serait une forteresse mémorielle, à la fois refuge et rempart, qui affirmerait aux femmes qu’elles peuvent être aussi intelligentes, créatives, courageuses, et méritantes que les hommes.

Mais des femmes vertueuses néanmoins, car disait Christine de Pisan « (…) je suis navrée et outrée d’entendre des hommes répéter que les femmes veulent être violées et qu’il ne leur déplaît point d’être forcées, même si elles s’en défendent tout haut ». Le fameux « elles disent non, mais ça veut dire oui » avait déjà cours.

Parmi toutes ces femmes qu’elle convoque, je citerai seulement Nicostrate, aussi appelée Carmenta par les italiens.

Nicostrate construisit un château fort sur un mont qu’elle nomma Palatin en référence à son père. C’est sur cette colline que fut fondée la ville de Rome.

Elle promulgua aussi des lois écrites, qui devinrent le fondement du droit écrit.

Elle inventa un alphabet original, notre alphabet latin toujours en vigueur, et construisit les bases de la grammaire.

Elle fit tant qu’en hommage à cette femme, les gens de ce pays prirent le nom de latins et le pays lui-même le nom d’Italie qui vient de ita, mot de la langue latine qu’elle avait créée.

Aviez-vous entendu parler de Nicostrate ? Aviez-vous entendu parler de Christine de Pisan ? Que reste-t-il de cette Cité des Dames censée donner, par la mémoire, confiance en elles aux femmes? Ce que nous tentons à nouveau de faire au 21e siècle à travers les réseaux de femmes. La cité des dames aurait-elle cédé au fil des siècles face au club des hommes ? Que s’est-il passé ?

Francis Dupuis-Déri, Professeur de science politique à l’Université du Québec[2], a étudié le discours de crise de la masculinité, qui s’exprime aujourd’hui à travers ces lieux communs : « le monde se féminise », « les hommes souffrent à cause de l’influence des femmes et des féministes ».

Cette crise de la masculinité se manifesterait actuellement par les symptômes suivants :

  • l’absence de modèles masculins positifs,
  • l’échec scolaire des garçons,
  • l’incapacité des hommes à séduire les femmes, voire le déclin de la libido masculine,
  • la perte de contrôle des pères divorcés et séparés sur leurs enfants,
  • la violence des femmes contre les hommes (ils demandent des refuges pour hommes battus)
  • le taux de suicide masculin, qui est effectivement beaucoup plus élevé que celui des femmes.

Un retour dans l’histoire permet à Francis Dupuis-Déri de constater qu’en Occident les hommes se prétendent en crise depuis au moins 5 siècles :

  • c’était le cas lors de la Renaissance en France : au Moyen Age, des assemblées de village comportaient jusqu’à 20% de femmes, les femmes avaient pu parfois exercer le pouvoir politique, rendre justice, lever des impôts et commander la troupe. La sortie du Moyen Age a marqué un tel recul pour les femmes, que l’on a associé cette période au « grand renfermement des femmes ».
  • Crise aussi en Angleterre au début du 17e siècle à la cour d’Angleterre, où des femmes portaient les cheveux courts et parfois un poignard ou un pistolet à la ceinture.
  • Au 18e siècle, dans la France de la Révolution, ce discours de crise de la masculinité était porté par tous les camps, royalistes et républicains. Chaque camp fustigeait ses adversaires, responsables de la dégénérescence des moeurs et d’une féminisation de la France.

Pour les républicains, la Cour ne comptait que des hommes efféminés contrôlés par des femmes probablement lesbiennes, dont la reine bien sur, la reine qui manipulerait un roi efféminé ; du côté monarchiste on accusait les républicaines de porter la culotte et le bonnet phrygien. Encore plus notable, cette complainte des royalistes fut reprise ensuite par l’élite républicaine masculine : l’Assemblée révolutionnaire interdira aux femmes de voter et d’être élues, de former des clubs de femmes, de porter les armes et finalement de se rassembler à plus de 5 dans l’espace public… En 1800, on en arriva à promulguer un édit pour interdire aux femmes le port du pantalon. Vous en avec entendu parler, il vient seulement d’être abrogé en janvier 2013…

On retrouve cette crise au début du 19e siècle en Allemagne, puis, vers 1900, encore en Allemagne, en France, dans les colonies britanniques, aux Etats-Unis.

Partout des hommes s’insurgent face aux « premières », ces quelques femmes qui luttent pour entrer à l’université et dans des professions de prestige jusque là réservées aux hommes, ces femmes qui manifestent pour obtenir le droit de vote.

A la même époque, dans le mouvement ouvrier et syndicaliste des voix s’élèveront contre les femmes qui veulent travailler pour un salaire, menaçant l’identité masculine en provoquant une baisse des salaires et le chômage des hommes…

Ensuite c’est une longue litanie qu’énumère Francis Dupuis-Déri: des années 20 et 30 où fascistes italiens et allemands s’offusquent de la féminisation de leur nation, à l’Occident dans son ensemble à partir des années 90.

plafond de verre précédent

On parle aussi de cette crise au sujet de plusieurs pays de l’Afrique post-coloniale subsaharienne, d’Amérique Latine, d’Asie et du Moyen-Orient…

Bref, c’est partout et le discours récurrent pour expliquer cette crise de la masculinité est « le-féminisme-est-allé-trop-loin ».

A cela, il faudrait réagir en affirmant l’importance de la différence des sexes, forcément inégalitaire. La masculinité serait incompatible avec l’égalité. Ce discours est d’ailleurs parfois repris par des féministes, nous dit Francis Dupuis-Déri, sensibles à des hommes qui disent souffrir à cause d’elles.

Alors que faire ?

Souffrance des hommes ou résistance au progrès social en faveur des femmes ?

Doit-on en tenir compte ? Oui ? Non ? Comment ?

Cette Cité des Dames, que sont certains de nos réseaux, doit-elle s’ouvrir au club des hommes ? Avec quels risques?

  • Que les vieux apprentissages de communication, que l’on observe si souvent en entreprise, reprennent le dessus:
  • les hommes prennent le micro et les femmes se taisent ou ne parviennent pas à faire entendre leur voix?

Et sinon y a-t-il moyen de construire une mixité qui tienne compte de chacun de nous ?

 


[1] Editions Stock, 1996

[2] Notes prises à la Journée d’étude du CNRS du 16-11-2012 et « Le discours de la « crise de la masculinité » comme refus de l’égalité entre les sexes : histoire d’une rhétorique antiféministe » in Cahiers du Genre, n°52/2012

« Y a-t-il moyen de construire une mixité qui tienne compte de chacun de nous ? » demande Laurence Thomazeau en introduisant la table ronde qui réunit Viviane de Beaufort, Didier Duffaut, François Fatoux, Olivier Frachon, Alexandre Jost et Karine Perrier

Copie de IMG_1637

Pour François Fatoux, Délégué Général de l’ORSE, « agir en faveur d’une plus grande égalité, est-ce donner aux unes au détriment des autres ? Ou au contraire les hommes ont-ils à y gagner ? Nous avons voulu explorer le poids des normes masculines qui s’imposent à tous pour réussir, aux hommes comme aux femmes ». Ce sont les normes sociales auxquelles les hommes doivent se conformer pour ne pas être rejetés par le clan masculin:
• éviter le féminin;
• affirmer des normes de performance et de compétition permanente;
• être infaillible ;
• faire partie du clan.

Ces normes masculines génèrent des coûts, mais aussi des contraintes fortes pour les femmes qui doivent s’y conformer. Le point positif quand des femmes sont dans les CODIR, c’est qu’elles posent des questions. La parole se libère…

Viviane de Beaufort, Professeur à l’ESSEC et initiatrice du Women Be European Board Ready : « Lors des formations que j’organise pour les femmes qui veulent devenir administratrices, elles me disent qu’elles rencontrent des résistances à la mixité. Même si pour des dirigeants, la montée des femmes donne du sens et contribue à l’augmentation de la performance, c’est en dessous que se manifeste de façon insidieuse la résistance ».

Les femmes entendent: « Les quotas dans les conseils d’administration, c’est une aberration, ça dévalorise le niveau de qualité des décisions». Cela traduit une réaction de peur devant la concurrence des femmes .

Les résistances existent : pourquoi continuer à œuvrer pour lutter contre ?

François Fatoux : Les normes masculines ont un coût. Elles génèrent une violence qui s’exprime à travers des comportements à risques altérant la santé : fumer, boire, conduire vite, sources d’accident. Quand on est un homme on ne s’écoute pas: « même pas mal ». Les hommes se doivent d’être violents vis-à-vis d’eux. Leurs arrêts maladie sont plus longs, car la pathologie est plus lourde.

Mais la reconnaissance par le clan masculin impose aussi d’être violent vis-à-vis des autres, d’intimider. Il n’y a qu’à voir la violence des rapports dans l’entreprise, dans le monde politique, syndical. Le nombre de suicides dans l’entreprise est supérieur chez les hommes. La santé au travail a une dimension genrée.
Les femmes apportent une empathie, une écoute dans les équipes, qui diminuent le niveau de violence.

Pour Olivier Frachon d’EDF, avoir des femmes dans un collectif « c’est diminuer la violence en sortant des stéréotypes masculins. Les femmes questionnent plus, sont en recherche du sens donné à l’action. J’ai toujours œuvré au développement de la mixité et à l’accession des femmes à des postes de dirigeantes. Pas seulement pour des questions de principe, mais aussi par souci d’efficacité et de performance. Et surtout par plaisir. On apprend aux hommes à mettre de côté, voire à se méfier de leurs émotions et de leurs intuitions pour privilégier l’analytique. Or dans le monde économique actuel où le niveau de complexité s’accroît, la diversité est une nécessité pour gérer justement cette complexité.

Il faut ouvrir le collectif aux femmes, accepter la créativité. C’est un plaisir, mais aussi une exigence pour créer une dynamique de changement. Le modèle masculin ne suffit plus. Il faut chercher des réponses différentes .

deliz_Page_45_Image_0001

Alexandre Jost, créateur de la Fabrique Spinoza, think tank sur le bien-être citoyen : « Les recherches démontrent que nous avons sur-développé notre capacité analytique. Or quand la situation est trop complexe, c’est l’intuition qui vient en aide à l’action, pas l’analytique. La mixité a un vrai impact sur la performance.

A partir de 30% de femmes dans les CODIR ou les COMEX, le climat s’améliore. Il y a plus de bien-être et moins de risques psychosociaux.
Il y a un lien étroit entre bien-être au travail et performance. Et dans la vie privée, on s’aperçoit que ce sont les couples équilibrés dans la répartition des charges qui divorcent le moins et sont les plus heureux.

Comment promouvoir la mixité, réduire ces résistances et créer un déclic chez les hommes?

Chez Areva, raconte Karine Perrier, un groupe de travail mixte s’est demandé comment mobiliser les hommes dans les réseaux promouvant la mixité dans l’entreprise ? Il a fait 4 propositions :
– Inciter chaque femme qui veut faire partie du réseau à s’inscrire en même temps qu’un homme
– Organiser des conférences uniquement pour les hommes, afin qu’ils aient un espace de partages et d’échanges
– Récompenser la participation des hommes dans les réseaux en nommant « l’homme le plus moderne»
– Se retrouver, hommes et femmes autour de valeurs humanistes.
Lors de la manifestation « Le sommet des réseaux », les hommes présents ont été heureux que des réseaux de femmes pensent à eux…

Didier Duffaut, à l’origine avec Antoine de Gabrielli de l’association « Mercredi, c’est Papa ». «Tout a commencé quand j’étais directeur commercial d’un grand groupe international.

Comme tous les hommes, quand il y des tempêtes ou des bourrasques on ne dit rien, en public comme en privé. Ma femme me disait bien que je n’étais pas épanoui… Mais moi, je ne disais rien.
Le déclic a eu lieu pour moi quand ma femme m’a fait remarquer que mes enfants, qui étaient petits, ne me demandaient plus de jouer avec moi. Cela a été un choc, que j’ai partagé avec d’autres. Je me suis rendu compte que les hommes avaient besoin de parler, même s’ils s’en privaient. J’ai donc monté un groupe de paroles entre hommes dans mon quartier ».

Alexandre Jost estime effectivement que les prises de conscience font souvent suite à des électrochocs. « Par exemple, l’impact de la parentalité : quand un homme va devenir papa, s’il n’en parle pas, ça ne se voit pas. Personne ne viendra alors lui dire ce à quoi il a droit dans l’entreprise, ou bien ce qui existe comme services proposés par la société, les crèches… »

deliz_Page_48_Image_0001

 

Les réseaux mixtes, pour vous est-ce souhaitable ?

François Fatoux attire l’attention sur les risques : Certains réseaux en sont revenus. Car les hommes, même en minorité, occupent l’espace et le temps de parole. Il n’y a pas de solution toute faite.

L’ORSE a travaillé cette question et propose un guide pour introduire cette mixité .

Viviane de Beaufort : « On peut ouvrir les réseaux féminins aux hommes s’ils sont ouverts et convaincus de l’importance de la mixité. Une bonne idée pour impliquer les hommes : les faire participer à des actions de mentorat ». Les dirigeants commencent à prendre conscience des résistances vis-à-vis de la mixité quand leurs filles grandissent et entrent dans le monde du travail».

Alexandre Jost estime qu’il faut qu’il existe des groupes d’hommes d’un côté et des groupes de femmes d’un autre, pour réfléchir sur un même sujet. Puis qu’ils se rencontrent pour une mise en commun. « Ce sera l’occasion pour les hommes d’expérimenter concrètement la différence entre réfléchir entre hommes, ou réfléchir avec des femmes. »

 

Il y d’autres idées pour amener les hommes à habiter leur rôle de père, c’est l’aménagement du temps de travail. Qu’en pensez-vous ?

Karine Perrier : « Nous avons lancé le temps partiel annualisé qui rencontre beaucoup de succès chez Areva, là où il a été mis en place. C’est un temps plein, avec des périodes de vacances scolaires plus longues qui permettent d’être davantage avec les enfants. Ce sont souvent des hommes qui le prennent! Aujourd’hui, on sent un autre mouvement : 80% des hommes prennent leur congé parental. Le télétravail est à développer. »

 

Quid de la nouvelle génération, les Y ?

Viviane de Beaufort : pour les jeunes, la mixité n’est pas un sujet. Ils ne voient pas le problème, jusqu’à ce qu’ils rentrent en entreprise… Je pense qu’il vaut mieux que ce soit des jeunes qui leur en parlent. L’association Women’s Up, par exemple, sensibilise bien mieux les jeunes que ne peuvent le faire les professeurs ou les parents.

Karine Perrier : Osons la flexibilité dans l’organisation du travail.

François Fatoux : Les normes masculines ont un coût social qu’il faut mettre en évidence dans nos entreprises.

Olivier Frachon : Pour résoudre les problèmes d’aujourd’hui, on ne peut pas utiliser les solutions d’hier. Le modèle masculin ne suffit plus.

Viviane de Beaufort : Les hommes ont tout à gagner à changer le monde masculin de l’entreprise et à promouvoir la diversité des approches!

Alexandre Jost : La mixité est un enjeu de meilleur fonctionnement de la société et pour les hommes un enjeu d’équilibre personnel et de liberté.

Didier Duffaut lance le projet « Happy Men », ouvrant des espaces de parole aux hommes désireux de faire avancer la mixité.