Colloque 2003 : Intelligence sensible et innovation


Christine Cayol
Colloque InterElles 8 mars 2003
Philosophe, fondatrice de Synthesis, auteure de « Intelligence sensible, Picasso, Shakespeare, Hitchcock au secours de l’économie », 2003- Pearson Education France.


Dans un monde dominé par une certaine forme de raison, de rationalité, de mise sous équation, de mise sous tableau, de mise sous quantification; dans un monde où par principe nous posons des modèles et où nous commençons d’abord par étouffer notre sensibilité depuis le plus jeune âge, homme ou femme, il est peut-être intéressant et je crois précieux, de se demander : qu’est ce que ça veut dire la sensibilité ?

La sensibilité a trait à ce que je vais appeler de manière symbolique le « féminin », sachant qu’il y a des hommes qui ont une sensibilité parfois non pas plus grande, mais plus exprimée, plus travaillée, plus aiguisée que certaines femmes qui l’ont parfois étouffée depuis toute petite. Et qu’est-ce c’est que cette sensibilité, qu’est-ce que c’est que cette intelligence sensible, qu’est-ce qui fait que l’on en ait besoin aujourd’hui ? Pourquoi en a-t-on besoin dans une dynamique d’innovation ?


Innover, c’est sentir. Je ne connais ni un scientifique, ni un acteur, ni un créateur, ni un artiste qui commencerait de manière purement analytique, intellectuelle à dire : il faut innover et on va innover. « Il faut penser de tout son corps » disait Mallarmé. Nous aurions tout intérêt à aller du côté des poètes, du côté des arts, parce que c’est dans les arts et la culture que s’exprime ce « féminin », cet esprit féminin et cet esprit sensible. Pour innover, il faut pouvoir accueillir le nouveau. On ne le trouve pas comme ça parce que l’on décide de le trouver. Il n’y a pas d’école pour apprendre à développer sa sensibilité et nous avons même, c’est le problème, désappris à le faire.


Or, il s’agit de se laisser toucher, il s’agit d’être sensible, au sens non pas de la sensiblerie, de l’émotivité, mais au sens photographique du terme. C’est à dire être capable de se laisser impressionner au sens photographique, être capable de garder ce temps que j’appelle le temps de la réception.

Et le « féminin », l’esprit féminin, celui de l’intelligence sensible c’est ce temps que l’on sacrifie. Il faut aller vite, il faut tout de suite maîtriser, dominer, tenir ! Et quoi de mieux que des tableaux, des équations, des projets pour éviter ce temps où vous êtes en face d’un projet, d’une idée ? Au lieu de dire tout de suite ce que vous en pensez, ce que vous allez en faire, gardez ce moment d’accueil. L’intelligence sensible, c’est celle qui commence par accueillir et non pas par modéliser.


Georges Braque se baladait un jour en Avignon. Il est peintre, il est préoccupé. Comme vous l’êtes vous par vos métiers, vos compétences, où l’on doit aller, qu’est ce que l’on doit faire et l’argent à gagner etc. Il est préoccupé, mais cela ne l’empêche pas de se promener. De rentrer dans une boutique qui n’a a priori rien à voir avec son travail. C’est une boutique de femmes, de papiers peints. Et il tombe lui, sur un papier peint, cela ne le concerne pas a priori. Et il tombe amoureux de ce papier peint. Il se dit : je ne sais pas encore ce que je vais en faire, mais je l’achète. Voyez la posture : j’accueille.

Il rentre chez lui, c’est à dire à l’atelier. L’atelier c’est le lieu de la production, c’est le lieu à la fois de la recherche, du test et de la réalisation. Et là il met sur une feuille de Canson blanche ce papier peint qui imitait le faux bois. Il regarde. Il prend un peu de recul et il se dit : on va voir ce que cela donne. Car vous n’innovez que lorsque vous vous dites : on va voir ce que cela va donner. On ne peut pas prévoir.

Tout ce qui arrive de pire comme de meilleur n’a jamais été prévu. La vie, c’est le mouvement de l’imprévisible nouveauté. Il faut en fait être capable, et la sensibilité est là pour ça, d’aimer cette imprévisible nouveauté. Donc il regarde et il se dit : mais c’est génial ce truc, ça donne quelque chose ! Il appelle Picasso et lui dit : viens voir ! Picasso fonce sur l’invention. C’est ce qui deviendra du « papier collé ». Tout le monde va s’en inspirer, tout le monde va se mettre à faire des collages et du papier collé, à la manière de Picasso et de Braque.


Henri Matisse va à Tahiti. Pour une raison très simple : il y va pour travailler sa sensibilité. C’est un homme assez mûr qui est reconnu. Pourtant il se dit : je connais la lumière d’Ajaccio, je connais la lumière de la Bretagne, je connais la lumière de Collioure, je connais la lumière de Nice, mais il y a une lumière qui m’est encore totalement étrangère. A la rencontre de laquelle je vais aller. Ca va me prendre du temps, ça va me coûter de l’argent, ça va me demander des efforts – d’ailleurs Matisse à Tahiti est malheureux- mais cette lumière-là, il faut que j’aille la voir. Il faut que j’aille la recevoir. Il faut que j’aille à sa rencontre. Il faut que je la ramène en moi. Picasso dira d’ailleurs de Matisse qu’il a un soleil dans le ventre.

Ce soleil il est allé le chercher. Il l’a accueilli. Il lui a donné naissance. Car c’est bien cela la sensibilité, c’est comment je vais accueillir et laisser se déposer en moi du sensible pour que ça donne naissance à quelque chose. Cela a donc évidemment part avec l’innovation, c’est à dire avec la fécondité. Comment donner quelque chose de nouveau, comment créer quelque chose de nouveau ?

Evidemment ce n’est pas facile. Mais quoique l’on fasse, à n’importe quel niveau, dans n’importe quel métier, n’importe quelle entreprise, c’est ce qui doit nous intéresser. Parce que c’est le mouvement même de la vie. Et cette intelligence sensible qui commence par accueillir, il faut la cultiver. Il faut travailler son regard, il faut travailler sa présence sensible, son corps, il faut travailler son écoute.


Comment ? Il n’y a pas d’outil pour cela. On peut en parler, c’est à la fois plus simple, plus disponible et plus exigeant. Mais cela se travaille. Les peintres, les musiciens, et ces personnes des arts et des lettres dont on dit d’ailleurs, hommes ou femmes, qu’ils sont très féminins, je constate qu’ils travaillent leur regard. Ils vont chercher la lumière et puis ils sont attentifs.

Toute invention part de l’attention que je consacre au réel, aux autres, au monde. On va trop vite, on y est obligé, et en même temps à un certain moment on est aussi absolument obligé d’être concentré sur ce que l’on fait. La concentration est la clef de l’efficacité et de l’innovation. Attentif ! L’invention et la réussite partent de l’attention, et l’attention c’est quoi : c’est l’attention aux détails.

Le sensible se travaille exactement comme quelqu’un qui en œnologie va être de plus en plus sensible à différentes saveurs, à différents parfums et va pouvoir distinguer que ce vin-là n’est pas celui-là qui n’a rien à voir, alors que moi je suis incapable de le voir. Soyons des œnologues de l’action ! Nous gagnerons alors, non pas en sensiblerie, en faiblesse, nous gagnerons en innovation.

Il faut aussi travailler soi-même sa propre capacité à être sensible à la différence qualitative, au qualitatif. Le qualitatif, c’est le plaisir. Le qualitatif, c’est le goût. Est-ce que j’ai plaisir, est-ce que j’ai goût à être là où je suis ? Et cette question-là, il faut que je me la pose, il faut que je me l’impose même. Et plus je me la poserais, plus je me l’imposerais, plus elle libérera mes collaborateurs, mes collaboratrices et elle permettra de faire émerger ce type d’intelligence sensible, comme l’innovation qui ne se décrète pas, mais qui se vit.

Il faut s’inspirer, et je vous ai apporté trois images que l’on va regarder, deux photos et un tableau de femmes. Ce sont des femmes qui, comme toutes les femmes, ne sont ni parfaites, ni celles que l’on voit sur les magazines. Simplement, ce sont des femmes dont le parcours est particulièrement intéressant sur le plan de l’intelligence sensible et sur le plan de l’innovation.


La première c’est Gertrude Stein, peinte par Picasso en 1907 à peu prés. Jean-Jacques Damlamian tout à l’heure parlait des réseaux en disant « une innovation finalement, c’est un réseau de connivences aussi. C’est une personne qui a peut-être une idée, une création, mais aussi des tas d’autres personnes qui montent dans le bateau et suivent l’aventure, ensembles ».

Il n’y aurait pas eu Picasso, il n’y aurait pas eu la carrière de Picasso, s’il n’y avait pas eu Gertrude Stein. De même qu’il n’y aurait pas eu la carrière de Matisse, s’il n’y avait pas eu sa belle-sœur, Sarah Stein. Ce sont des femmes absolument extraordinaires qui au début du siècle voient des choses inouïes, inaudibles, imprévisibles. Des images qui sont impossibles à regarder pour la plupart des gens, qui ne sont pas du tout habitués à ce genre. Et vous avez ces femmes qui sont là dans l’ombre, en appui, en soutien, qui sont les interlocutrices des peintres.

Gertrude Stein appuie Picasso, lui présente les marchands, lui présente les critiques, dîne pratiquement quotidiennement avec lui dans ce moment un peu difficile. Elle le met en concurrence avec Matisse. Elle le lui présente pour le stimuler. En effet, il ne faut pas croire qu’elle avait énormément d’argent. Elle achète, elle achète… elle fait le pari et constitue d’une manière privée une des meilleures collections d’art moderne, parce qu’elle a un œil et du courage.


La deuxième image c’est l’interlocutrice, c’est la femme, c’est l’épouse, c’est la mère et c’est en un sens un peu la concurrente. C’est Françoise Gillot, qui est la deuxième compagne de Picasso et qui lui donnera deux enfants. C’est quelqu’un que j’admire beaucoup. Parce que, imaginez de vivre avec quelqu’un comme Picasso, ce doit être un peu écrasant quand même ! Elle est peintre, ils sont sur le même domaine, mais elle n’a pas cessé de peindre. Elle n’a pas cessé de s’inspirer, finalement de poursuivre sa route là où elle est, telle qu’elle est.

Elle n’a pas cessé à la fois de méditer, d’être hyper attentive, à l’écoute du travail de l’homme qu’elle aime et en même temps, l’écoute de ce travail, au lieu de la neutraliser, la renvoie à elle-même, à sa propre vie, avec une certaine modestie. Car c’est une modestie de continuer à travailler auprès de Picasso et de faire son chemin. Innover en effet, ce n’est pas nécessairement devenir des grands créateurs, devenir des génies.

Et puis elle lui a donné deux enfants. Et puis elle s’est rebellée. Elle est la seule femme qui a réussi à le quitter. Elle a continué à peindre. Elle avait comme interlocuteur privilégié Matisse. Il y a des lettres formidables entre eux, où ils échangent sur ce qu’est la peinture, sur ce qu’est innover, sur ce qu’est créer, ce qu’est chercher. L’innovation a part à la sensibilité, mais aussi au fait d’être soi-même, d’avoir un métier, de chercher et de ne pas se couper, de ne pas se mutiler de ce qu’on est. Parce que précisément ce que la vie demande de moi et donc ce qu’il y a de vital dans l’entreprise c’est ma capacité à moi à être en vie, et donc à être vivant. Et ce qui me préserve, ce qui va faire de moi quelqu’un de vivant, c’est de faire de moi quelqu’un de sensible. Donc il faut que j’assume ma sensibilité.


Et puis troisième image, c’est une femme que j’aime beaucoup aussi, la grande inspiratrice d’André Malraux écrivain, Louise de Vilmorin, grande femme, grande mondaine. C’est la femme qui a réussi un peu dans tous les domaines, mais ce que j’aime chez elle et c’est par là que je terminerais, c’est que c’est un grand poète et que l’innovation a part à la poésie.

Pourquoi ? Parce que si la poésie, c’est la capacité que nous avons à nous émerveiller, à écarquiller les yeux, à garder devant les êtres, devant un visage, devant une idée, devant un paysage, devant un projet, une capacité d’émerveillement comme si je le voyais pour la première fois ; si la poésie c’est ça, alors je crois que l’esprit d’innovation a intérêt à cultiver l’esprit de la poésie.

Nous n’innoverons, et je dirais même tout simplement, nous ne travaillerons avec justesse, avec finesse et dans un esprit féminin que dans la mesure où nous garderons aussi cette capacité, lorsque l’on voit quelque chose, à essayer de le voir pour la première fois, c’est à dire à sa naissance.