COLLOQUE 2003 : Les stratégies de carrière des femmes ingénieures

 

Sophie Pochic
Sociologue, chargée de recherche au CNRS
Conférence prononcée à l’occasion du 2ème Colloque INTERELLES du 7 mars 2003 


On m’a demandé de vous parler de parcours de carrière au féminin et masculin, comment comprendre les différences ? On peut dire qu’il n’y a maintenant plus vraiment d’espace réservé aux hommes en entreprise. Cependant, dans le monde des ingénieurs et des cadres techniques, particulièrement dans le monde industriel et technologique, les femmes demeurent encore minoritaires et celles qui sont cadres dirigeantes, vous le savez restent encore des exceptions.

Mais il y a un changement, c’est que les entreprises considèrent désormais important de développer la mixité et l’accès des femmes aux postes de dirigeants. Parce que c’est à la fois un facteur de légitimité auprès de l’opinion et puis cela peut aussi être un facteur complémentaire de compétition et d’émulation pour les hommes, que les femmes désormais puissent les mettre en concurrence.

Pour comprendre les carrières au féminin et au masculin, les sociologues ont démontré quelque chose qui peut vous paraître évident, c’est qu’on ne peut pas penser la carrière sans la relier à la vie privée, sans regarder comment une femme articule vie professionnelle et familiale. Donc la question de la conciliation des deux pans de sa vie privée et professionnelle n’est pertinente que pour les femmes. On pose très rarement la question de la conciliation quand on analyse les carrières des hommes.


Ce qui est invisible pour les hommes et qui facilite leur carrière, c’est souvent la mobilisation familiale notamment celle de leur épouse, qui leur permet d’être disponible et souvent mobiles. Quand on leur pose la question de qui prend en charge les à-côtés de leur carrière et la gestion de leurs enfants, cela va de soi que c’est leur femme; et même, le nombre de tâches domestiques que cela nécessite leur est finalement assez inconnu. C’est à dire que le travail domestique pour eux, est assez invisible.

Leur épouse est une fée du logis qui organise les à-côtés de leur carrière, qui se met au service de la réussite de son mari. On sait aussi qu’une femme au foyer, pour un cadre dirigeant, cela permet parfois aussi d’avoir une meilleure gestion de son réseau et de son capital relationnel, un capital de présentation; cela avait été notamment montré par une étude américaine, qui montrait tout le travail de relationnel réalisé par une épouse d’un cadre dirigeant.

Mais, il se développe de plus en plus des couples à double carrière. Et dans les jeunes générations, on en a parlé tout à l’heure, des hommes cadres peuvent être considérés comme des compagnons et non pas des chefs de famille, qui participent au ménage, ont envie d’être des papas plus présents et plus disponibles, ont envie d’être dans des couples plus égalitaires.

Quand on fait des entretiens avec ces personnes pour demander qui fait quoi, on se rend compte que quand même, le partage, est moins inégalitaire… mais tout de même pas égal. De la même manière que le salaire d’une femme est souvent considéré comme celui d’appoint, dans un ménage la participation de l’homme aux tâches domestiques est considérée souvent comme une participation d’appoint. Quand on demande à monsieur ce qu’il fait, il dit : « je participe, je l’aide ». C’est à dire que ce n’est pas lui qui prend en charge la gestion du domestique, il la soulage.

Mais sa femme demeure finalement la chef d’orchestre de cette petite entreprise qu’est la famille. Ce ne sont pas eux surtout qui ont la « charge mentale » de l’articulation vie professionnelle, vie familiale. Pour vous donner un exemple précis, ce ne sont pas obligatoirement eux qui au milieu d’une réunion vont se demander : qu’est ce qu’il faut faire à manger ce soir, est-ce qu’ils ont bien réservé la baby-sitter pour samedi et s’il faut s’arrêter, qui va emmener leur enfant chez le pédiatre ?

Donc, dans les jeunes générations, on le sait quand on interroge les jeunes hommes, ils revendiquent des horaires de travail plus normaux. Parfois ils résistent aussi à la mobilité géographique qui serait difficile à négocier avec leurs conjointes elles-mêmes actives. C’est fondé sur la volonté d’être des papas plus présents, parfois aussi sur la volonté de ne pas mettre en péril leur propre couple, parce que leurs compagnes sont désormais plus exigeantes en termes de présence.

Cependant cette demande est rarement entendue par les entreprises quand elle est énoncée par un homme. Pour penser la carrière au féminin, il faut se poser cette question : comment gèrent-elles cette difficile articulation du travail et de la vie privée et comment gèrent-elles ce dilemme d’être une femme et de faire carrière en même temps ?

Plusieurs stratégies s’offrent aux femmes. La première stratégie, vu la difficulté de gérer carrière et vie familiale, c’est de différer, voire éventuellement de renoncer aux naissances. Ca, on peut le voir notamment au niveau statistique, il y a plus de femmes cadres qui vivent en solo, c’est à dire qui sont, soit célibataires, soit avec des enfants sans être en couple. Parmi les ingénieurs de 35 à 44 ans par exemple, 19 % des femmes sont célibataires contre simplement 9 % des hommes.

Ce sont les statistiques qui montrent que les « célibattantes » comme le dit le nom, ce sont surtout des femmes. Il y a un ouvrage, écrit par Jean-Claude Kaufmann sur la femme seule et le prince charmant, qui essaye de comprendre le célibat féminin. Il l’explique souvent en disant que les femmes se sont d’abord consacrées à leur carrière, puis ont voulu construire une vie familiale. Mais parfois c’est trop tardif, ce cap est raté pour avoir des enfants.

Quand on fait des entretiens auprès de femmes cadres seules, on se rend compte que ce n’est pas obligatoirement une stratégie de vivre seule. La vie en solo, cela s’explique aussi parfois parce que son couple n’a pas résisté à son implication dans la carrière. Parfois aussi parce qu’un homme plutôt traditionnel, un chef de famille, n’a peut-être pas obligatoirement eu envie d’attendre cette femme qui n’était pas très disponible, qui était toujours à l’extérieur ou en déplacement. C’est une première possibilité.

Dans les histoires de vie, on rencontre aussi des femmes qui, vu leur implication dans leur carrière ont finalement progressivement eu envie d’avoir une plus grande autonomie et de construire un couple avec un homme qui écoutait mieux leur demande d’autonomie et ont éventuellement changé de partenaire.

Une autre stratégie pour gérer carrière et vie familiale, ça peut être aussi parce qu’on se rend compte progressivement que c’est difficile, c’est d’essayer de trouver des métiers moins prenants en temps, dont les horaires sont plus malléables, où finalement on peut compter son temps et mieux l’articuler avec sa vie familiale. Donc si on regarde les trajectoires de normaliennes scientifiques, par exemple au moment de l’orientation de leur métier à la sortie de Normale, certaines choisissent la recherche, l’enseignement, tout simplement avec cette idée que ce sont des métiers où la conciliation est plus facile. Elles vont éventuellement ne pas choisir les métiers dans l’industrie où elles se rendent compte que la conciliation va être peut-être plus difficile.

On peut aussi bifurquer en cours de carrière, avoir des mobilités horizontales, choisir des postes d’expert, de cadre fonctionnel où il est plus facile de gérer son temps, contrairement à d’autres postes, notamment en terme d’encadrement hiérarchique qui sont plus chronophages, où il est beaucoup plus difficile de contrôler cette aspiration à la disponibilité totale dans ce métier.

Enfin aussi, on peut se fixer une barrière, une échelle de réussite professionnelle au-delà de laquelle on ne veut pas ou surtout on sait qu’on ne peut plus aller. Par exemple, on peut refuser une promotion. Parce que l’on sait que cela va être difficile à gérer, notamment en terme de déplacement ou en terme de mobilité géographique à l’international. Par contre, quand on interroge ces femmes en fin de carrière, parfois ce choix, qui n’en est pas un, elles le regrettent, considérant qu’elles ont été dans une carrière un peu bloquée et qu’elles ont ainsi un peu raté le pas d’une carrière brillante.

La troisième possibilité, on l’a évoquée ce matin, ça peut être de prendre un temps partiel, notamment le mercredi. C’est une possibilité qui est très développée pour les femmes qui ont deux ou trois enfants. Cependant, ce choix du temps partiel, comme l’encadrement est encore pour le moment plus masculin, est souvent interprété comme un certain renoncement à faire carrière, même si progressivement les femmes cadres revendiquent un nouveau rapport au temps et essayent de revendiquer, surtout à travers le temps partiel, une durée de travail normale qui permettrait d’avoir une vie personnelle à côté.

Mais parfois le choix du temps partiel, dans un certain poste, une fois que l’on a réussi à le faire bien accepter par sa hiérarchie, à mettre en place une organisation de travail cohérente avec son équipe, peut être un frein à la mobilité. Parce qu’on se dit : est-ce que si on accepte une promotion ou une mobilité, on arrivera à réorganiser son temps partiel, est-ce que cela sera accepté ?

Mais ce n’est pas la seule stratégie possible on peut aussi faire une carrière en discontinu, notamment en faisant des enfants jeunes et en s’investissant dans sa carrière une fois que les enfants sont autonomes. C’est un modèle de carrière que l’on rencontre notamment beaucoup chez les cadres quinquas, qui ont géré leur carrière en deux temps, en termes de cycles de vie. Un premier temps, où l’on se consacre un peu plus à sa vie personnelle, et un deuxième temps où l’on s’investit beaucoup plus dans la recherche de la réussite professionnelle.

Une autre possibilité, c’est d’organiser sa vie domestique de manière à pouvoir complètement déléguer les tâches domestiques, notamment à des services marchands, une femme de ménage, une baby-sitter, une bonne. Ce modèle de stratégie, par contre, demande un certain niveau de vie et se rencontre souvent dans des couples à double carrière.

Etre mariée à un ingénieur de la même école, ayant un peu le même style de carrière, facilite cette gestion de la carrière à deux. Parfois avec des stratégies de carrières alternées, dans le sens où l’on s’arrange. On fait des compromis pour que suivant les moments de la vie, l’un mette sa carrière peut-être un peu plus en veille par rapport à l’autre et que l’on alterne les moments de prise de responsabilité.

Cependant, la gestion de la carrière à deux risque de rencontrer certains tiraillements, notamment par rapport aux promotions nécessitant une mobilité géographique. Parce que se pose la question de : qui part, qui accepte de suivre l’autre? Souvent, dans ces couples, on se rend compte qu’il y a des négociations conjugales qui font que des compromis de coexistence sont réalisés. Et parfois c’est plus facile quand on est engagé dans la même entreprise et qu’on peut négocier des mutations à deux.

Une autre stratégie, c’est qu’il est plus facile de faire carrière tout simplement quand on n’est pas marié à quelqu’un de carriériste. Soit parce qu’il est dans des professions moins qualifiées du privé, soit parce qu’il est dans certaines professions du public qui permettent une meilleure disponibilité temporelle et géographique. Par exemple un enseignant, un chercheur, une profession libérale qui peut choisir son lieu de vie professionnelle. C’est rare, puisque les couples où madame gagne plus que monsieur restent des exceptions et ne sont pas toujours faciles à assumer dans le regard social de sa famille, de ses propres parents, de ses amis et parfois même de son conjoint et de soi-même.

En conclusion, je voulais vous dire que malgré la volonté affichée des entreprises de développer la mixité au niveau cadres supérieurs et dirigeants, les femmes ingénieures suivent quand même en moyenne des parcours de carrière moins élevés que les hommes, se heurtent à un plafond de verre, c’est l’expression des américaines. Vu que cela fait environ vingt ans que l’on dénonce le plafond de verre, on pourrait dire que c’est un ciel de plomb. Parce qu’on le connaît toutes et le fait de le dénoncer ne le fait pas disparaître. On en est toutes conscientes, mais on n’arrive pas à le dépasser.

Donc on pourrait peut-être réfléchir sur le changement des critères de sélection des cadres à haut potentiel, futurs cadres dirigeants, qui ne sont pas neutres par rapport aux différences masculin-féminin. Tout d’abord, le critère de la capacité à la mobilité géographique, notamment à l’international est un critère qui est plus difficile à négocier quand on est une femme dans un couple à double carrière. De la même manière, une des compétences managériales considérée comme essentielle, c’est la disponibilité, notamment temporelle. Il faudrait arriver à convaincre que quand on est bien organisé, on peut faire le même travail en un peu moins de temps et qu’on n’a pas forcément besoin de présentéisme pour être un bon cadre dirigeant.

Dernier élément, puisque les cadres deviennent de plus en plus des femmes, que les hommes cadres sont de plus en plus mariés à des femmes cadres qui veulent également faire carrière : ces politiques de gestion des ressources humaines devraient prendre en compte cette négociation conjugale des projets professionnels et des carrières, et de ces compromis de coexistence que l’on est obligé de faire.

Pour l’instant encore, la conciliation en général dans un couple à double carrière, c’est souvent la femme qui progressivement met sa carrière un peu en veilleuse. Mais si nous continuons à faire pression, peut-être que nos compagnons vont également être obligés de changer.